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A ma mère
de Camara Laye
Femme noire, femme Africaine, Ô toi ma mère,
je pense à toi
Ô Dâman, ô ma mère, toi qui me portas sur le dos
Toi qui m’allaitas, toi qui gouvernas mes premiers pas
Toi qui la première m’ouvris les yeux aux prodiges de la terre
Je pense à toi…
Femme des champs, des rivières, femme du grand fleuve
Ô toi, ma mère, je pense à toi…
Ô toi Dâman, ô ma mère, toi qui essuyais mes larmes
Toi qui me réjouissais le cœur, toi qui, patiemment supportais
mes caprices
Comme j’aimerais encore être près de toi, être
enfant près de toi
Femme simple, femme de négation, ma pensée toujours se tourne
vers toi…
Ô Dâman, Dâman de la grande famille des
forgerons, ma pensée toujours se tourne vers toi
La tienne à chaque pas m’accompagne, ô Dâman,
ma mère
Comme j’aimerais encore être dans ta chaleur, être enfant
près de toi…
Femme noire, femme Africaine, ô toi ma mère,
merci pour tout ce que tu fis pour moi, ton fils
Si loin, si loin, si près de toi
Tu seras un Homme
de Rudyard Kipling
(Je vois ce texte comme une apologie de l’honnêteté.
Honnêteté, courage, respect, humilité. Difficile
de classer ces valeurs mais je place l’honnêteté au
dessus de toutes. Cette capacité de porter sur soi un regard franc,
direct, sans tabou. L’honnêteté permet d’accéder à ce
précepte du sage : « connais-toi toi-même ».
Il faut du courage pour porter ce regard franc sur soi, du respect pour
soi pour accueillir ce que l’on découvre alors, et enfin
de l’humilité pour ne pas céder à la tentation
de puissance que nous donne cette plongée dans les profondeurs
du moi. Oui l’honnêteté porte en elle le germe de
beaucoup d’autres valeurs. Je voudrais être un honnête
homme.)
Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir,
Si tu peux être amant sans être fou d’amour
Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre
Et te sentant haï, sans haïr à ton tour
Pourtant lutter et te défendre,
Si tu peux supporter d’entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter les sots,
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d’un mot,
Si tu peux rester digne en étant populaire
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois
Et si tu peux aimer tous tes amis en frères
Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi,
Si tu sais méditer, observer et connaître
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur,
Rêver sans laisser ton rêve être ton maître
Penser, sans n’être qu’un penseur,
Si tu peux être dur sans jamais être en rage
Si tu peux être brave et jamais imprudent
Si tu peux être bon, si tu sais être sage
Sans être moral ni pédant,
Si tu peux rencontrer triomphe après défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,
Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis
Et ce qui vaut bien mieux que les Rois et la Gloire,
Tu seras un Homme, mon fils.
Leurres et lueurs
de Birago Diop
Ecoute plus souvent
Les choses que les Etres
La voix du feu s’entend
Entends la voix de l'eau
Ecoute dans le vent
Le buisson en sanglots
C’est le souffle des Ancêtres
Ceux qui sont morts ne sont jamais partis
Ils sont dans l’ombre qui s’éclaire
Et dans l’ombre qui s’épaissit
Les morts ne sont pas sous la terre
Ils sont dans l’arbre qui frémit
Ils sont dans le bois qui gémit
Ils sont dans l’eau qui coule
Ils sont dans l’eau qui dort
Ils sont dans la case, ils sont dans la foule
Les morts ne sont pas morts
Ecoute plus souvent
Les choses que les Etres
La voix du feu s’entend
Entends la voix de l’eau
Ecoute dans le vent
Le buisson en sanglots
C’est le souffle des Ancêtres morts
Qui ne sont pas partis
Qui ne sont pas sous la terre
Qui ne sont pas morts
Pour écrire un seul vers
de Rainer
Maria Rilke
"Je crois que je devrais commencer à travailler
un peu, à présent que j'apprends à voir. J'ai vingt-huit
ans et il n'est pour ainsi dire rien arrivé. Reprenons: j'ai écrit
une étude sur Carpaccio qui est mauvaise, un drame intitulé Mariage,
qui veut démontrer une thèse fausse par des moyens équivoques,
et des vers. Oui, mais les vers signifient si peu de chose quand on les
a écrits jeune! On devrait attendre et butiner toute une vie durant,
si possible une longue vie durant; et puis enfin, très tard, peut-être
saurait-on écrire les dix lignes qui seraient bonnes. Car les vers
ne sont pas, comme certains croient, des sentiments – on les a toujours
assez tôt – ce sont des expériences. Pour écrire
un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d'hommes et de choses,
il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les
oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s'ouvrant le
matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions
inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs
que l'on voyait longtemps approcher, à des jours d'enfance dont
le mystère ne s'est pas encore éclairci, à ses parents
qu'il fallait qu'on froissât lorsqu'ils vous apportaient une joie
et qu'on ne la comprenait pas (c'était une joie faite pour un autre); à des
maladies d'enfance qui commençaient si singulièrement, par
tant de profondes et graves transformations, à des jours passés
dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de mer, à la
mer elle même, à des mers, à des nuits de voyage qui
frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles
- et il ne suffit pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir
des souvenirs de beaucoup de nuits d'amour, dont aucune ne ressemblait à l'autre,
de cris de femmes hurlant en mal d'enfant, et de légères,
de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut
encore avoir été auprès de mourants, être resté assis
auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte
et les bruits qui venaient par a-coups. Et il ne suffit même pas
d'avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux,
et il faut avoir la grande patience d'attendre qu'ils reviennent. Car les
souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n'est que lorsqu'ils deviennent en
nous sang, regard, geste, lorsqu'ils n'ont plus de nom et ne se distinguent
plus de nous, ce n'est qu'alors qu'il peut arriver qu'en une heure très
rare, du milieu d'eux, se lève le premier mot d'un vers."
L' Encyclopédie
du Mvett
de Grégoire Biyogo
Avez-vous jamais entendu parler d’Akamayong ce
reptile aux grandes ailes qui est le protecteur des Fang-Ekang ? D'après
le Mvett il est dans une transe cataleptique dans le fleuve Woleu Ntem
attendant le rétablissement des temps et de l'ordre. C'est lui qui
va régénérer le monde. Je connaissais le Mvett, cette
harpe cithare dont l’ancêtre est la harpe égyptienne,
mais je ne savais pas son origine. J’apprends en lisant l’encyclopédie
du mvett écrit par Grégoire Biyogo, que cet instrument est
né du coma d’Oyono Ada Ngone, le premier d’une longue
série de Mvettologues. Je découvre au fil des pages
de cet ouvrage, que le Mvett est aussi une épopée jouée
et chantée par les Bebom Mvett, poètes musiciens qui recueillent
la parole du Divin Eyo au cours d’un rêve partagé lors
de transes cataleptiques. Je m’aperçois que le Mvett
revient sur le conflit ontologique entre la connaissance et l’erreur,
qui se déroule en nous, qu’il est aussi cette quête
immémoriale de l’immortalité… Et nous emmène
vers L’Avenir. J’apprends que les Fangs s’appellent
Ekang, peuple de Lettres, ils en sont une des 7 branches. Je découvre
leur histoire, leur épopée depuis le nord-est du Grand Continent
jusqu’au centre ouest, cette longue marche, l’Amata, rejoint
les migrations tumultueuses qui se sont produites hors de l’Egypte
Antique. Je réalise alors l’éclipse historiographique
qui s’est produite en Afrique en lisant Grégoire Biyogo dans
le tome 1 de cette Encyclopédie. Biyogo y expose des références
historiques, archéologiques, littéraires traditionnelles.
C’est un livre de philosophie africaine. L’auteur y expose
sa pensée et celle de plusieurs Mvettologues dont il est lui-même :
il nous présente le Mvett comme un rêve poético-musical
philosophique et théologique…
Le Concept du continuum de Jean Liedloff
"Je n'avais même pas eu le temps de me demander quelles étaient
les raisons qui m'avaient poussée à partir. Pourtant, j'avais
pris ma décision de manière instantanée et irrévocable.
Bien que dénicher sa fortune dans des lits de rivières tropicales
soit une perspective beaucoup plus attirante que n'importe quel emploi
imaginable, ce n'était pas l'idée de diamants qui m'attirait.
C'était la magie du mot jungle, peut-être à cause d'une
expérience vécue dans mon enfance.
Je devais avoir huit ans et cet événement
avait dû revêtir une importance considérable pour moi.
Encore aujourd'hui, je considère cela comme une expérience
de valeur. Malheureusement, comme dans la plupart des moments d'illumination,
on entrevoit l'existence d'un certain ordre sans pouvoir en expliquer la
nature ni la manière de continuer à y penser dans la pagaille
de la vie quotidienne. Le plus décevant est que le conviction d'avoir
enfin touché cette insaisissable vérité n'a pas -
ou presque pas – contribué à me guider dans ce fouillis.
Cette vision furtive était trop fragile pour survivre à une
mise en application dans la réalité. Bien qu'elle ait dû se
contenter de mes motivations terre-à-terre et, plus grave encore,
de la force de l'habitude, cela vaut peut-être la peine d'en parler,
puisqu'elle m'a fait entrevoir un bref instant ce sens de la vérité dont
la quête fait l'objet ce livre.
Cela se produisit pendant un camp de vacances dans le
Maine, au cours d'une promenade dans les bois. J'étais un peu à la
traîne et alors que je me dépêchais pour rattraper les
autres, j'aperçus à travers les arbres, une clairière.
A l'arrière, il y avait un pin majestueux et au centre, un monticule
recouvert d'une mousse d'un vert éclatant, presque lumineux. Les
rayons du soleil couchant pénétraient en oblique la sapinière
dans une combinaison de reflets verts, bleutés et sombres. Le toit
formé par ce petit bout de ciel était d'un bleu parfait.
Ce spectacle était d'une telle harmonie, d'une puissance si dense
que je m'arrêtai. Je m'approchai puis me couchai, posant ma joue
dans la fraîcheur de la mousse. C'est ici, pensai-je, et je sentis
s'évanouir en moi toute cette anxiété qui m'avait
toujours accompagnée dans la vie. Là, enfin, les choses étaient
ce qu'elles auraient dû être. Tout était à sa
place: l'arbre, la terre, la roche, la mousse. En automne, ce serait bien.
En hiver, l'endroit serait parfait, sous son manteau de neige. Puis, le
miracle du printemps ferait renaître la nature endormie, toujours
plus riche et toujours dans une extrême et même harmonie. Je
sentis alors que j'avais découvert le fondement oublié des
choses de la vie, la clé de la vérité et que je devais
m'en tenir à cette évidence, si claire à cet endroit."
Horus fils d'Isis (Le mythe d’Osiris
expliqué)
de Doumbi-Fakoli
A la façon d’un Aîné, l’auteur
Doumbi Fakoly, nous explique de façon clairvoyante le mythe d’Osiris
et d’Isis, texte fondateur de la civilisation Egypto-nubienne, la
civilisation Africaine. C’est une écriture poétique
du récit de la création du monde, de la naissance des Dieux
tels qu’a également pu les traduire Marcel Griaule à la
suite des entretiens avec Ogotemmêli. La grande simplicité de
la parole qui se maîtrise, la fraicheur, et le rythme du texte rappelle
les contes des grandes veillées africaines : nous y sommes
témoins de l’émanation du monde par « Atum
qui s’ennuyait dans le ventre de Nun, l’autre lui-même ».
C’est le récit de pourquoi la Souffrance. C’est le récit
de l’Amour qui sauve. Le récit de la victoire de la Vie sur
la Mort, C’est un texte de valeur universelle, un « conte » philosophique,
un texte de spiritualité qui peut, ainsi écrit, être
lu aussi bien par les petits que les grands. C’est l’occasion
d’une rencontre avec le panthéon égyptien dans l’assemblée
des Dieux, avec « Mâat qui dispense la Justice et veille
sur l’Harmonie et la stabilité de la création, ainsi
que Jehuty qui garde le secret de l’Architecture Divine ».
Comme spectateurs d’une scène de théâtre, nous
assistons au règlement du conflit légendaire entre les deux
frères mythiques Seth et Horus après la longue palabre des
Dieux.
Le Prophète
de Khalil Gibran
Altamira reprit: "parle-nous de l'amour".
Il releva la tête, considéra la foule, soudain tranquille.
Il parlait d'une voix puissante :
"Quand l'Amour te fait signe, suis-le,
Même si ses voies sont escarpées et pénibles.
Quand ses ailes te couvriront, cède-lui,
Même si te blesse l'épée cachée dans ses ailerons.
Lorsqu'il te parlera, crois-le,
Même si sa voix dévaste tes rêves, tel le vent du Nord
au jardin.
Car l'amour couronne, mais il te crucifiera aussi. Il servira à ta
croissance comme à ton ébranchage.
S'il jaillit jusqu'à ta cime, caresse tes branches très tendres
qui frémissent au soleil,
Il descendra jusqu'aux racines pour secouer leur étreinte dans la
terre.
Telles des gerbes de blé il te recueille en lui.
Il te bat pour te mettre à nu.
Il te passe au crible pour t'affranchir des mortes peaux.
Il te moud jusqu'à la blancheur.
Il te pétrit pour une parfaite fluidité ;
Enfin, il te confie à son feu sacré, que tu deviennes le
pain sacré de Dieu.
Tout cela, l'amour vous le fera afin que vous sachiez les secrets de votre
cœur et deveniez, par cette connaissance, un fragment du cœur
de la vie.
Mais pénétré de crainte, tu voudrais ne chercher que
la paix et le plaisir de l'amour.
Alors il vaut mieux couvrir ta nudité,
passer au large de son aire,
Dans ce monde sans saison où tu riras, mais pas de tout ton rire,
pleureras, mais pas de toutes tes larmes.
L'amour ne donne rien que lui, ne prend rien que lui.
L'amour ne possède pas et ne veut pas l'être;
Car il se suffit à lui-même.
Quand tu aimes, tu ne saurais dire : " Dieu repose dans mon cœur ",
mais plutôt : " Je repose dans le cœur de Dieu. "
Et ne crois pas pouvoir diriger le cours de l'amour car c'est
lui, s'il t'en trouve digne, qui te dirigera.
L'amour n'a pas d'autre désir que de s'accomplir.
Mais si tu aimes et s'il te faut nourrir des désirs, aie donc
ceux-ci :
Fondre et courir comme le torrent qui chante pour la nuit.
Connaître la douleur d'une trop riche tendresse.
Etre blessé par ta propre compréhension de l'amour ;
Saigner volontiers et dans la joie. T'éveiller à l'aube,
le cœur ailé, rendre grâces pour ce nouveau jour d'amour,
Reposer à midi et méditer sur l'extase de l'amour. Regagner
ton gîte le soir, avec gratitude, puis t'endormir avec au cœur
une prière pour la bien-aimée, la louange sur les lèvres."
Reines d’Afrique
et héroïnes de la diaspora noire
de Sylvia Serbin
Parce que ce livre retrace l'histoire des femmes noires à la
destinée hors du commun, il aurait pu s'intituler «combat
de femmes». Son intérêt réside entre autres,
dans l'énorme travail de recherche effectué par Sylvia
Serbin, l’auteure. J'ai découvert médusée
et admirative à la fois, l’histoire courageuse de toutes
ces femmes de Nder qui ont préféré le suicide collectif à l'esclavage,
mais également celle de Harriet Tubman qui a organisé la
fuite des noirs vers le nord des Etats-Unis et le Canada, ainsi que la
mulâtresse Solitude qui a participé à la résistance
des marrons lors du rétablissement de l'esclavage aux Antilles.
Je ne peux m'empêcher de saluer les talents de négociatrice
d'Anne Zingha d'Angola et l'influence notable de Néfertiti, l'ascension
fulgurante de Madame Tinubu dans le monde des affaires et en politique,
sans oublier les amazones du Dahomey.
"Le village aux cases rondes était livré aux
femmes, aux enfants et aux vieillards. Il y régnait la même
animation que d'habitude. Les coups de pilon, en une ronde saccadée,
redoublaient d'ardeur à moudre le mil. Les femmes, vaquant à leurs
occupations, s'interpellaient à l'intérieur des concessions.
D'autres s'affairaient à l'entour des greniers où étaient
entreposées les dernières récoltes. Quelques-unes
enfin bavardaient gaiement sur la place du village, tandis que les jeunes
enfants se poursuivaient bruyamment autour de l'arbre à palabres
où, le soir venu, les anciens avaient coutume de deviser tranquillement.
Soudain un cri d'effroi troubla la quiétude du lieu. En un instant,
les rires se figèrent, les pilons tombèrent, les concessions
se vidèrent. Tous les regards convergèrent vers la femme
qui venait de franchir en trombe l'entrée du tata, ce mur d'enceinte
en branchages et terre glaise, censé protéger les villages
en cas d'offensive extérieure.
La main agrippée à une calebasse ruisselant
d'eau bien que vidée de son contenu, la femme haletait, terrorisée:
ils arrivent! J'étais au bord du lac de Guiers et je les ai vus à travers
les roseaux. Ils s'apprêtent à traverser le fleuve. Pokou
s'avança au bord du fleuve en furie qui charriait d'immenses troncs
d'arbres dans un bruit d'enfer. Elle leva les bras vers le ciel. Signe
d'impuissance? De supplication? Chacun y vit ce qu'il voulait. Elle se
tourna ensuite vers son devin, le gardien des traditions sacrées
et lui ordonna de consulter les oracles. Le vieil homme, du nom de Nansi, écouta
sans mot dire. Puis il hocha la tête. Il replia ses jambes, s'accroupit à même
le sol face à un canari de terre cuite où reposait les mânes
des ancêtres, et ferma les yeux en signe de recueillement. Un silence
total troublé par les sinistres échos de la nature avait
saisi les rangs compacts qui faisaient maintenant corps autour de la princesse,
comme pour lui exprimer qu'elle représentait leur ultime rempart.
Personne n'osait prononcer un mot. Gare à celui qui oserait troubler
le dialogue secret engagé entre l'homme de foi et les forces occultes!
Les mères accrochèrent leurs bambins à leurs seins
pour prévenir toute pleurnicherie. Les pères à l'unisson
vinrent clore de leurs mains jointes les bouches des petits curieux pour
refouler tout questionnement. L'angoisse leur tenaillait les tripes. Chaque
minute les rapprochait des fusils et des lances empoisonnées de
leurs poursuivants. Ce n'était certes pas le moment de se faire
remarquer du sort qui, sans doute, cherchait à l'instant même
une victime expiatoire.
C'est alors que la voix du sorcier s'éleva, empreinte
d'une gravité inhabituelle: le génie de ce fleuve est irrité.
Il ne s'apaisera que lorsque nous lui aurons donné en offrande ce
que nous avons de plus cher. Les femmes dénouèrent aussitôt
les pagnes contenant les parures d'or et d'ivoire des bijoutiers ashantis.
Les hommes déverrouillèrent les coffres de bois sculpté qui
recelaient des trésors inaliénables. Mais le sorcier secoua
la tête avec dénégation et repoussa ces offrandes du
pied. Pokou ne fut pas longue à comprendre. Elle s'avança
au bord du fleuve et détacha l'enfant que portait au dos la jeune
servante qui l'accompagnait. Son propre fils.
Kouakou mon unique enfant! J'ai compris qu'il faut que
je te donne, mon fils, pour la survie de cette tribu. Son esprit s'attarda
un instant sur ces longues années d'accablement durant lesquelles
son ventre était resté vide; sur ces compagnons dont il avait
fallu se séparer parce que leur semence ne l'avait pas rendue fertile,
sur les humiliations ressenties quand s'élevaient à son approche
des murmures réprobateurs évoquant, elle le devinait, la
probable malédiction liée à sa stérilité.
Une imploration intérieure que personne n'entendit. Pas plus qu'on
ne vit sur son visage, qui ne trahissait que peu d'émotion, l'expression
de l'indicible douleur qui lui fracassait le coeur et lui broyait les entrailles."
«La révolte du Kòmò»
d’Aly Diallo
La révolte du Kòmò est un livre qui
propose une réponse intelligente à une quête d’identité qui
serait motivée par une remise en question des valeurs traditionnelles.
Cette révolte qui s’articule autour de la question de la tradition
et de la modernité, mais également des valeurs africaines
et occidentales, interpelle le lecteur en le renvoyant à sa propre
histoire et ses références culturelles. Par son style soutenu
l’auteur plante d’emblée le décor. Il captive
l’attention du lecteur et le plonge au cœur d’un récit
pittoresque qu’alimente cette révolte du Kòmò.
Le lecteur y est embarqué et assiste donc à son émergence, à son évolution
et à son dénouement de façon active, en ce sens qu’il
ne peut au fil des pages, que se forger une opinion plus ou moins tranchée
sur le sujet, partageant tantôt le point de vue des uns, tantôt
celui des autres. Et, pour soutenir le rythme du récit, l’action
ne languit à aucun moment. On appréciera particulièrement
la prouesse d’Aly Diallo qui a, pour ma part, très habilement
réussi à me faire une place au milieu de ses personnages
et à me positionner en tant que juge au début et, je le reconnais,
en tant que partie lors du dénouement final. On imagine aisément
d’ailleurs que le choix du nom du pays à la première
page du récit n’y est pas étranger et résonne
comme un écho à cela.
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